Le 22 novembre 2015 par Kathy Jetnil-Kijiner Kathy/Dede

Si vous suivez mon blog, vous avez peut-être lu mes derniers billets dans lesquels j’évoque les difficultés auxquelles je suis confrontée depuis que j’ai hérité du rôle de « poète du changement climatique » après mon intervention au Sommet sur le climat des Nations Unies en septembre 2014. Tout au long de l’année qui s’est écoulée, j’ai cherché à trouver un sens à ce rôle et aux responsabilités qui m’incombent. J’ai toujours assumé mon rôle de poète – une poète des Îles Marshall qui s’exerce à différentes formes de militantisme – mais  une poète avant tout. J’utilise les mots et l’écriture pour appréhender le monde qui m’entoure, pour donner du sens à mes relations et comprendre l’être humain. Dans certains cas, le sujet touche à la justice sociale, mais  pas toujours. J’ai parfois juste envie de retranscrire une émotion sur une page.

Cependant, l’année dernière, je me suis soudainement retrouvée engagée dans les débats internationaux sur le changement climatique. J’ai participé à des conférences, à des séminaires, j’ai donné des interviews à des journalistes. J’ai ouvert mon cœur à chaque fois en évoquant la destruction des digues de protection contre la hausse du niveau de la mer, la submersion des habitations, le dépérissement des fruits des arbres à pain et l’avenir de générations déracinées.

poetryperformance

Performance au cours de l’ouverture du Sommet des Nations Unies sur le climat en 2014

 

Combien de personnes comprennent cette lutte ? Je ne sais pas. J’en ai parlé un peu avec ma mère. Elle m’a encouragée à utiliser cette tribune pour créer un institut pour la justice climatique au sein de l’université des Îles Marshall où j’enseigne. Tout en recherchant des subventions pour financer ce rêve, j’ai poursuivi mes efforts en intégrant la question du changement climatique dans le cursus de mes étudiants et en les incitant à appréhender les liens qui existent avec notre héritage nucléaire, avec la mondialisation et avec la colonisation. Je les ai encouragés à discuter, à réfléchir. Entre les cours, j’avais pour ambition d’organiser une rencontre pendant la période de la mousson avec des jeunes militants œuvrant pour la défense de l’environnement en collaboration avec Milañ Loeak – une activiste pour le climat de la région Pacifique – qui est ma directrice adjointe et ma collègue.

Mais je ressentais d’autres émotions. J’étais dépitée par les demandes d’interviews. J’étais scandalisée par les raccourcis des journalistes en déplacement sur les îles. J’étais amère face aux  discussions incessantes sur le changement climatique qui me faisaient l’effet du sel versé sur des plaies à vif. J’étais scandalisée par les photos de chaque marée haute, de chaque inondation. Au cours d’une inondation qui a eu lieu il y a quelques mois, je me suis retrouvée bloquée par une nouvelle grande marée. J’allais sortir pour prendre une photo et la publier sur les réseaux sociaux. Mais je n’avais pas envie de le faire. Je n’avais plus envie de demander la charité. J’étais fatiguée de me faire rappeler en permanence que nous ne sommes pour le reste du monde qu’une nation en train d’être engloutie sous la mer. Et rien d’autre.

Je me suis plusieurs fois posé la question suivante : pourquoi est-ce que je me bats ? Pourquoi est-ce que je m’impose ce stress en rajoutant une charge de travail supplémentaire à mon planning ? Ne pourrais-je pas simplement rester assise chez moi à mon bureau avec mon ordinateur portable, écrire et jouer avec ma fille sous le soleil ?

Et soudain, un moment de lucidité. Cet événement s’est déroulé cet été au cours d’une conversation avec un camarade militant sur le débat entre une hausse de 2°C ou de 1,5°C. Les scientifiques et les spécialistes du changement climatique nous exhortent à diminuer nos émissions de dioxyde de carbone pour limiter la hausse de la température de la planète à 2°C. Si nous n’y parvenons pas, nous serons confrontés à des catastrophes terribles : des « inondations extrêmes, une hausse du niveau de la mer, des extinctions massives d’espèces ». http://edition.cnn.com/2015/04/21/opinions/sutter-climate-two-degrees/index.html

Voici ma réflexion à propos de ce chiffre extrêmement important. D’après ces rapports et cette communauté scientifique, si la hausse est limitée à 2°C, la planète devrait se retrouver hors de danger, à l’exception des Îles Marshall et de tous les atolls de basse altitude qui seront submergés. Le problème, c’est que les participants aux négociations sur ce simple chiffre n’évoquent que dans un second temps le chiffre de 1,5°C qui n’est pas perçu comme la valeur de référence. Y a-t-il des vies qui comptent plus que d’autres ? Et des pays qui comptent plus que d’autres ? Comment est-ce que ce chiffre de 2°C peut même être considéré comme une solution si cela implique la submersion des atolls de basse altitude ?

C’est pour cette raison que les hauts responsables de nos îles plaident en faveur d’une hausse limitée à 1,5°C. Jusqu’à présent, la plupart des négociateurs des grands pays ont ignoré leur appel. Même au milieu d’une salle remplie de militants chevronnés, j’ai pu constater que ce chiffre de 2°C était vu comme le but à atteindre,  comme s’ils rejetaient le fait que  la communauté scientifique a clairement affirmé qu’une hausse de 1,5°C condamnerait toutes les nations formées d’atolls. Un collègue a essayé plus tard de me convaincre en me disant que le chiffre de 2°C restait une bonne solution pour nos îles. Il m’a été affirmé que le monde respecterait « fort probablement » cette condition et que ce chiffre serait « fort probablement bien en dessous » des 2°C.

« Mais ne voyez-vous pas que vous jouez avec l’existence de nos îles ? »

Quelques mois plus tard, je me suis retrouvée à nouveau à discuter de ce simple chiffre autour d’un thé et de petits gâteaux. Mes amis m’annoncent alors que, d’après leur expérience, leurs recherches sur des travaux portant sur le climat et différents autres rapports, il est impossible, pour le moment, de limiter la hausse à 1,5°C, Ils m’annoncent que nous ne pourrons pas faire mieux que 2°C, que ce chiffre ressort de calculs scientifiques et qu’il sera impossible de diminuer la hausse des températures à 1,5°C. « La hausse ne va pas s’arrêter », m’ont-ils affirmé. « Elle va s’aggraver ».

J’étais stupéfaite. J’avais peut-être agi en imaginant à tort que les choses allaient s’arranger et que ce combat aurait une fin. Peut-être que personne n’avait été aussi franc avec moi. Dans tous les cas, je me suis retrouvée cet après-midi là dans un état second à réfléchir à ces remarques. J’ai accordé de l’importance à l’avis de mes amis et j’en ai alors conclu que nos îles étaient condamnées à disparaître et que nous ne pouvions rien faire pour les sauver.

C’est à ce moment-là que j’ai touché le fond. Je ne m’étais jamais autorisé le droit de ressentir pleinement l’émotion associée au sens que pouvait avoir la disparition de nos îles, même lorsque j’ai écrit « Tell Them » et même après « Dear Matafele Peinam ». J’avais flirté avec cette émotion. Je m’y étais légèrement exposée, mais je n’avais jamais plongé dedans. Je craignais de m’y noyer, de ne jamais remonter à la surface.

Et je me suis noyée. Je me suis assise au soleil et j’ai pleuré. Mes pleurs étaient bien plus que mes propres pleurs. Je ressentais la présence de mes ancêtres assis à mes côtés, pleurant avec moi. J’entendais leur écho qui résonnait dans mon chagrin. Je ressentais leur crainte et notre crainte pour nos îles, pour les prochaines générations. Je ressentais les pas de nos futures générations qui erraient, je ressentais le désespoir et l’incapacité à poursuivre le combat.

J’étais au creux de la vague.

Mais j’ai sorti la tête de l’eau.

À la suite de notre conversation, mes amis, qui ressentaient la perte et la souffrance dont j’étais victime, ont alors permis à chacun de trouver le temps de respirer et d’accepter les émotions qui se dégagent habituellement après des travaux difficiles sur le climat. Grâce à eux, j’ai fini par comprendre que mes peurs, mes questions et mes doutes n’étaient pas seulement les miens, mais qu’ils nous appartenaient à tous. Et qu’il n’était pas trop tard. Qu’il nous restait du temps. Qu’il fallait y croire.

Et je l’ai fait. J’ai décidé d’y croire.

C’est pour cette raison que j’irai à Paris pour la COP21, malgré les horribles attaques qui viennent de s’y dérouler. Même s’il existe un véritable danger. En compagnie de quatre autres artistes qui font de la création parlée et qui représentent les populations des Philippines, de Guam, des Samoa et de l’Australie, nous ferons des représentations pour réciter nos poèmes et partager les témoignages de nos peuples, pour raconter ce qui s’est déjà passé et discuter des enjeux avec le public. C’est également pour cette raison que j’ai décidé de travailler en priorité avec les jeunes de nos pays, la nouvelle génération, pour préparer la marche de grande ampleur aux Îles Marshall : http://act.350.org/event/global-climate-march_attend/11844

Nicolas Haeringer, chargé de campagne en  France pour  350, a récemment déclaré que ce mouvement pour la justice climatique a toujours été un mouvement pour la paix, qui offre la possibilité aux peuples du monde entier de s’unir, indépendamment de leur origine ou de leur religion, pour protéger notre maison à tous. http://350.org/fr/13-novembre/

Je vais à Paris car je me bats pour notre terre. Je vais à Paris car j’ai réfléchi à la perte et au chagrin qui toucheront nos enfants et nos petits-enfants, car j’ai touché le fond. Je vais à Paris car les autres personnes ne toucheront pas le fond. Elles se trouvent au bord du précipice. Elles refusent d’éprouver cette émotion. On peut comprendre qu’elles aient dans l’immédiat d’autres sujets de préoccupation. Je le comprends. Je vais éprouver cette émotion. Encore et encore. Pour elles. Je verserai du sel sur la plaie pour qu’elle disparaisse. Je mettrai tout en œuvre pour sauver mes îles.

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