Lorsque des personnes ordinaires se rassemblent pour faire des choses extraordinaires

Par Ben Winston

Cette semaine, l’équipe de 350.org a eu la profonde tristesse d’apprendre le décès de Ben Winston, photographe et réalisateur britannique, survenu ce week-end. Bon nombre des membres de notre équipe ont rencontré Ben à Ende Gelände cette année et, même s’ils ne l’ont connu que brièvement, chacun d’entre eux a été profondément marqué par sa passion, son énergie et sa prévenance. Nos pensées accompagnent sa famille et ses amis.

À Ende Gelände, Ben participait pour la première fois à une action de désobéissance civile, mais sa détermination à faire tout ce qui était en son pouvoir face à la crise climatique a inspiré tous ceux qui l’ont côtoyé. Il personnifiait dans une large mesure ce que nous essayons d’accomplir dans notre travail : aider les personnes dans leur parcours vers l’action collective, en donnant l’occasion de s’épanouir à leur talent, à leur sagesse et à leur pouvoir naissant. Il s’est plongé dans cette mission avec une élégance, un engagement, une joie, un humour et une curiosité trahissant une incroyable passion.

En couchant par écrit ses impressions après l’action, il a aidé de nombreuses personnes à appréhender leurs propres sensations laissées par l’expérience d’Ende Gelände. Nous reproduisons ci-dessous une version retouchée d’un article qu’il a écrit sur son premier passage à l’action. Vous pouvez lire la version originale en trois parties sur son blog à l’adresse benwinstonphoto.wordpress.com.

Je cours, je cours et je ne suis qu’un, rien qu’un, des centaines de militants qui courent pour échapper aux matraques et au gaz lacrymogène, qui courent pour briser les rangs de la police et courir encore et encore à travers les champs jusqu’à la mine. Mais tandis que mes jambes me propulsent et que l’adrénaline m’envahit, je me retourne et ce que j’aperçois me glace le sang et suspend le temps. Je vois un homme rendu colossal par son armure et son casque brandir haut une matraque et frapper de toutes ses forces le visage d’une femme qui s’approche de lui. Elle s’effondre, mais je ne la vois même pas s’affaisser sur le sol parce que je suis trop occupé à courir, et je me dis ce n’est pas ce que je voulais et je ne veux plus être là et mon dieu je suis terrorisé. Parce que je ne suis pas un activiste. Ce n’est pas mon genre. Je suis un homme de la cinquantaine relativement normal qui se contente de cliquer sur des pétitions quand il a le temps. L’action directe, ce n’est pas mon truc. Je ne suis pas taillé pour être ici, à galoper avec des centaines de personnes à travers les champs de Rhénanie pour essayer de faire fermer une journée une putain de mine de houille brune.

Et pourtant, contre toute attente, je suis là.

Je cours parce que je ne sais pas quoi faire d’autre. Je cours parce que j’en sais trop pour rester immobile. Je cours parce que le changement climatique a déjà commencé et parce que j’ai peur des vagues de chaleur et des sécheresses et des extinctions massives et des inondations. Je cours parce que je dois agir ; nous devons tous agir, et nous devons agir maintenant.

J’agis donc aussi vite que je peux, fuyant la police, fuyant mon impuissance, fuyant mon apathie et mon fatalisme. Je cours et j’esquive les matraques et le gaz lacrymogène et je suis plus primitivement, plus viscéralement terrifié que je ne l’ai jamais été dans toute ma vie.

Photo: Ende Gelände

Après avoir franchi le cordon policier, nous commençons à resserrer nos rangs. Ceux d’entre nous qui voient encore guident leurs camarades aveuglés par les lacrymos. Nous continuons de marcher, en reformant la masse protectrice que peuvent constituer 200 personnes déterminées, mais je suis bouleversé. Je n’ai jamais rien vécu de vaguement similaire. Je me demande comment j’ai pu être aussi naïf. À quoi m’attendais-je donc lorsque je me suis porté volontaire pour pénétrer dans l’enceinte de la principale source d’émissions de CO2 d’Europe ? Une bière et une accolade de bienvenue ? Je veux fuir cette situation absurde, mais je réalise alors, au beau milieu de mes pensées effarées, que je me suis engagé. Comme chacun d’entre nous. Les autres doivent être en proie aux mêmes sentiments, mais notre détermination et notre nombre sont nos seules armes. Je veux à tout prix éviter de compromettre la seule force que nous ayons.

Incroyablement, nous ne tardons pas à arriver au bord de la mine. Son immensité défie l’imagination. Elle s’allonge vers l’horizon sur 20 km. Sa largeur atteint 12 km. J’ai du mal à croire que le groupe d’êtres humains minuscules et fragiles que nous sommes peut réellement arrêter un problème aussi gigantesque. À dire vrai, nous ne savons pas encore si nous en sommes capables. Mais nous allons essayer. Plus de mille personnes convergent vers la mine en quatre groupes qui sont autant de colonnes de résistance se frayant un chemin à travers la Rhénanie. Vu des hélicoptères de la police, là-haut, nous devons offrir un spectacle incroyable.

Photo: Paul Wagner

Photo: Paul Wagner

Mais ce que les policiers dans leurs hélicoptères ne sauront jamais, c’est le nombre d’entre nous qui participe à ce genre d’action pour la première fois. Des personnes qui, comme moi, n’ont jamais fait l’expérience de la brutalité policière ni de la terreur que l’on ressent lorsque l’on brise les lignes de la police. Et pourquoi sommes-nous venus si nombreux ? Quelle est la motivation qui pousse les citoyens ordinaires et respectueux de la loi que nous sommes à risquer leur liberté et leur sécurité ?

Je crois que la réponse tient à l’urgence du défi climatique et au sentiment qu’une action, quelle qu’elle soit, fait désormais figure d’impératif moral. Nous sentons que nous n’agissons pas simplement pour nous-mêmes, mais pour notre planète et nos enfants. Nous percevons la colère, la tristesse et l’incompréhension de ces générations futures qui nous jugeront avec incrédulité. « Quel monde magnifique », penseront-ils. « Quelle folie a incité nos parents à le souiller ainsi ? »

Ensemble, nous franchissons le sommet de la mine et redescendons vers les excavatrices. Nous chantons et discutons dans un mélange d’incrédulité et d’espoir. Nous sommes non violents et inarrêtables, étourdis d’euphorie et d’adrénaline. La peur commence à se dissiper et je prends progressivement conscience de l’endroit incroyable où je me trouve. Sur notre droite, une falaise interminable – une œuvre d’art de pigments sablonneux striée par les dents des excavatrices – s’enroule autour du bord de la mine. À gauche, la mine disparaît dans le lointain en une série de terrasses s’enfonçant de plus en plus profondément dans les entrailles de la Terre, qui s’assombrit progressivement jusqu’à devenir noire. Dans la mine rôdent les excavatrices, des bêtes chimériques dont les vastes gueules d’acier bordées de dents formidables engloutissent le charbon pour le recracher sur des transporteurs à courroie de 16 km de long.

À l’intérieur de la mine, l’espace et le temps changent de nature. Je ne perçois qu’à peine la menace que représentent au loin les jeeps de la mine de la compagnie charbonnière RWE. Ce n’est que lorsque les jeeps se rapprochent et s’arrêtent avec fracas dans un nuage de poussière orange, lorsque leurs portes s’ouvrent et qu’en sortent des silhouettes noires que je comprends lentement, confusément, absurdement que la violence est sur le point de recommencer. Nous formons une foule dense avançant toujours coude à coude vers les policiers, qui enfilent leur casque, préparent leur matraque et dégainent leur bombe de lacrymogène brûlant. Leurs visages disparaissent derrière les viseurs et les derniers vestiges de leur humanité s’évanouissent. Nous marchons vers un escadron de machines.

Dans un mouvement spontané et intuitif, nos doigts s’étendent jusqu’à se toucher et la chaîne de nos bras couvre toute la longueur de la terrasse. Soudain, ce sont les policiers qui sont pris au piège. Nous nous sommes transformés en une longue ligne blanche striant le sable. Aujourd’hui, cette mine est devenue un théâtre où chaque moment est symbolique. La police d’État se déplace dans des pick-up de l’entreprise. Les uniformes noirs frappent les combinaisons blanches. Les chansons et les slogans se frottent aux bâtons et au gaz poivré tandis que les excavatrices creusent la terre et que les éoliennes saluent les cieux. Ensemble, témoignage vivant du pouvoir que confère l’association du nombre et de la conviction, nous faisons front aux intérêts particuliers et à l’économie viciée de la mine de charbon. Il est difficile de surestimer la force de notre conviction que notre action est morale et juste. Elle est le socle depuis lequel nous agissons. Elle nous unit les uns aux autres et nous connecte aux millions de partisans invisibles du monde entier.

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Mais pour la police et pour RWE, nous empêchons une personne morale de poursuivre ses activités et nous devons être mis hors d’état de nuire. Lorsque nous apercevons au loin un essaim de jeeps de RWE, nous rompons notre ligne pour reformer une masse protectrice. Les jeeps à l’arrière rejoignent celles qui les précèdent et la police se jette sur nous dans ce qui devient une mêlée folle, frénétique et violente. Je cours, mais l’état du terrain et mon lourd sac à dos me coupent les jambes. Je me retrouve ensuite au sol, visage dans le sable. Je ne sais pas ce qui s’est passé. Je lève les yeux : des vagues successives de personnes me dépassent, tout le monde essaye de poursuivre sa course en évitant de me piétiner. Il ne me reste plus qu’à fermer les yeux et, toute honte bue, à prendre la position fœtale. Mon visage brûle. Mon œil gauche et mes mains sont en feu. Du gaz poivré flotte dans l’air.

Dès que j’en suis capable, je regarde autour de moi et mon œil encore valide distingue des personnes gémir de douleur à proximité. Les policiers s’affairent à tordre des bras dans le dos et à les lier à l’aide de câbles. L’atmosphère est gorgée de peur et d’adrénaline et de fureur : « ASSEYEZ-VOUS ! » « RESTEZ ICI ! » « PAS UN GESTE ! » Je reste donc couché où je suis.

Un temps impossible à préciser s’écoule et la situation finit par se calmer. La police nous encercle. Mes blessures causées par le poivre sont limitées. Je suis l’un des seuls à ne pas être menotté et à pouvoir me déplacer, et j’en profite pour prêter secours aux autres et remplacer la peur et la terreur incessantes des dernières heures par toute la chaleur et l’attention dont je suis capable.

Tandis que nous nous aidons mutuellement, les policiers retirent leur casque et l’un d’entre eux me tend une bouteille d’eau pour m’aider à rincer les yeux d’un de mes compagnons. Les voilà redevenus humains. Nous avons cessé d’être une manifestation indignée, provocatrice et fuyante, et les policiers ont cessé d’être de brutales machines de répression. Nous sommes désormais un groupe de personnes épuisées au fond d’une vaste cavité multicolore creusée dans le sol d’une mine dont l’énormité nous écrase. Nous découvrons que bon nombre des hommes et des femmes qui nous encerclent approuvent en principe notre protestation. Il est frappant de constater qu’en dépit de la réalité brutale de l’heure qui précède, nous nous contentons tous de jouer notre rôle sur une scène politique beaucoup plus large.

Photo: Tim Wagner

Photo: Tim Wagner

À un moment donné, nous apprenons que les activités de la mine ont été complètement arrêtées. Des vivats s’élèvent de la mine. Nous venons de suspendre l’une des principales sources de CO2 d’Europe. Les machines qui arrachent habituellement la houille brune du sol 24 heures sur 24 se sont tues et RWE, le conglomérat énergétique générant le plus de carbone de l’UE, est en train de perdre des quantités phénoménales d’argent. L’ivresse de la victoire s’estompe au fil des heures. La police commence à nous contrôler, quelqu’un se met à jongler avec des pierres, un militant dont les mains sont encore nouées dans le dos s’essaye à un exercice de yoga, certains lisent, d’autres inventent des questionnaires révolutionnaires. L’atmosphère est celle d’une résistance pacifique. Je me sens entouré de personnes extraordinaires et enrichissantes.

Finalement, nous sommes évacués de la mine dans des fourgons de police, avant d’être transférés dans des bus municipaux où nous rejoignons des centaines d’autres militants. L’épuisement général est entrecoupé d’histoires partagées donnant lieu à des moments de connivence dont beaucoup d’entre nous se souviendront toute leur vie. Nous arrivons à notre destination, qui s’avère être un commissariat de police à 50 km de la ville d’Aix-la-Chapelle, où l’on nous fait attendre dans les bus. Les heures s’égrènent, interminables, jusqu’à ce que, soudain, au beau milieu de la nuit, nous apprenons la nouvelle : on nous emmène à la gare ferroviaire pour nous remettre en liberté. La police ne se donnera même pas la peine d’essayer de nous identifier. Le bus explose de jubilation, les vivats et les chants s’élèvent ; comme dans un rêve, la fatigue, la crainte et l’appréhension se volatilisent et laissent place aux frissons d’un triomphe enivrant. C’est à peine croyable.

Au cours des 24 dernières heures, j’ai abandonné les oripeaux de ma vie ordinaire pour m’essayer à un rôle à la fois inconnu et terrifiant, sans être jamais complètement sûr que tout cela en valait bien la peine. Mais dans les rues d’Aix-la-Chapelle et dans les médias, Ende Gelände est accueilli avec approbation et respect : des milliers de quidams partagent nos préoccupations. Je repartirais dix mille fois à l’assaut du gaz poivré et des matraques pour peu que chacune de ces personnes trouve la motivation nécessaire pour apporter sa pierre, aussi modeste soit-elle, à l’édifice.

Pour moi, cette action démontre le pouvoir étourdissant que nous acquérons lorsque nous prenons la décision d’agir ensemble. J’espère que nous sommes à l’aube d’une ère qui restera dans les mémoires comme celle où des personnes ordinaires se sont donné la main pour accomplir des choses extraordinaires. Et me voilà donc à bord d’un train de minuit inondé de joie, à partager une bière et une conversation philosophique passionnée avec quelqu’un que je viens de rencontrer et – furieusement, follement, naïvement – j’en arrive à penser que, peut-être, il reste encore de l’espoir pour l’espèce insensée que nous sommes.

Photo: Paul Wagner

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