D’Alex Lenferma, responsable des campagnes pour la justice climatique, Afrique du Sud

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Le colonialisme a-t-il vraiment pris fin ? Oui, jusqu’à un certain point. Mais dans un contexte plus large, pas vraiment. En fait, il revêt simplement différentes formes qui continuent à hanter les pays du Sud, surtout maintenant qu’ils essaient de se remettre des conséquences de la COVID-19.

Après la décolonisation officielle, les pays du Sud avaient dû trouver des moyens de financer leurs économies. Ils n’avaient souvent pas d’autres choix que de se tourner vers les États prêteurs du Nord. Ces prêteurs ont instauré ce qui a été surnommé le néocolonialisme par Kwame Nkrumah, ancien Premier ministre du Ghana.

La dette des pays du Sud n’a pas été accordée par charité. Bien au contraire, ces prêts étaient assortis de taux d’intérêt exorbitants, généralement nettement supérieurs à ceux de leurs homologues du Nord. C’est pourquoi les pays du Sud paient des sommes colossales pour rembourser leurs dettes au lieu d’investir dans le bien-être public.

De plus, ces dettes sont généralement associées à des programmes d’ajustement structurel qui les empêchent d’effectuer des investissements importants dans des secteurs comme la santé et l’éducation. Pour cette raison, de nombreux pays du Sud sont aujourd’hui moins bien équipés pour faire face à la crise du coronavirus et moins résilients aux effets du changement climatique.

L’industrie fossile et son modèle économique d’extraction et d’exploitation constituent l’une des formes centrales du néocolonialisme. Nous pourrions l’appeler le « charbonialisme ». Ce modèle économique repose souvent sur l’endettement des pays du Sud pour financer des projets fossiles hasardeux et pernicieux.

Le charbonialisme (coalonialism en anglais) en Afrique du Sud

Un prêt récemment approuvé par la Banque mondiale en faveur de l’Afrique du Sud, mon pays natif illustre ce qu’est le charbonialisme. Ce prêt a été accordé pour la construction d’une énorme centrale à charbon à Medupi, l’une des plus grandes au monde.

Les acteurs de la société civile en Afrique du Sud se sont vivement opposés à la proposition initiale d’une nouvelle centrale à charbon à Medupi. Ils se préoccupaient des coûts financiers et des effets sur l’environnement d’un mégaprojet d’une centrale à charbon. Compte tenu des dérèglements climatiques que nous connaissons aujourd’hui, de la baisse des coûts liés aux énergies renouvelables, ils craignaient que cette centrale à charbon ne soit pas viable sur les plans financiers et écologiques.

Malgré la résistance, en 2010, le Congrès national africain (ANC), parti au pouvoir, a pu obtenir un prêt auprès de la Banque mondiale pour la construire. Trempé dans la corruption, le bras armé d’investissement de l’ANC détient une participation de 25 % dans le capital d’Hitachi Power, l’une des sociétés qui obtiendraient 60 % du contrat. L’ANC a reçu des paiements illicites pour le projet et en détient une participation de 3 milliards de rands.

Dans un moment rare d’honnêteté intellectuelle, David Malpass qui a été nommé récemment Président du groupe de la Banque mondiale, a accusé la Banque de corruption récurrente dans ses rapports avec les pays en développement. Il a mentionné explicitement l’Afrique du Sud et le projet Medupi qui révèlent un problème beaucoup plus profond.

Les inquiétudes de la société civile en Afrique du Sud se sont révélées justes ; en effet, Medupi a largement dépassé le budget, ce qui rend la construction deux fois plus coûteuse que le seraient les énergies renouvelables. Alors que l’énergie solaire ou éolienne produirait une énergie à meilleur marché, l’Afrique du Sud se retrouve piégée dans la plus grande centrale électrique au charbon du monde, Medupi.

La corruption et la mauvaise gestion du projet ont engendé le dépassement des coûts du projet Medupi qui n’est même pas encore terminé. Ce projet et la nouvelle centrale à charbon à Kusile constituent à eux deux un vrai gouffre financier. La construction de ces deux centrales a coûté à l’Afrique du Sud près de 500 milliards de rands, soit une valeur plus élevée que les plans de relance économique après COVID-19.

En raison des coûts faramineux du projet de la centrale à charbon et de la mauvaise gestion générale, la dette d’Eskom, compagnie nationale d’électricité, continue de s’accroître. Cette dette que l’opérateur ne pourra repayer est passée à 450 milliards de rands. À cet effet, l’état doit renflouer le service public de l’électricité jusqu’à concurrence de dix milliards par an, pour rembourser les créanciers internationaux.

Cette dette saigne le budget national et entraîne des mesures d’austérité supplémentaires, comme des réductions budgétaires dans le secteur de l’éducation, de la santé et d’autres services publics. L’Afrique du Sud appauvrit ses services publics pour financer des contrats de charbon trempés dans la corruption avec la complicité des créanciers internationaux.

Outre de mettre l’Afrique du Sud financièrement à genoux, Medupi contribue également au désastre climatique qui touche la planète. Une fois achevée, la centrale électrique de Medupi sera l’une des centrales à charbon parmi les plus grandes au monde, et produira plus de dioxyde de carbone que les 143 pays les moins émetteurs combinés.

Paradoxalement, le mot Medupi veut dire « la pluie qui irrigue les terres et qui soulage l’économie » en sotho. L’ironie ou l’audace pure de ce nom, c’est qu’avec les dérèglements climatiques en Afrique australe, les précipitations favorables se font de plus en plus rares. Une réalité se faisant déjà sentir en Afrique du Sud qui se trouve confrontée à un état d’urgence nationale du fait d’une sécheresse qui sévit au moment même où j’écris ces mots.

Le désastre économique et écologique de Medupi démontre la cupidité du charbonialisme. Les dettes sont contractées essentiellement pour servir les intérêts financiers et politiques des grosses sociétés, des riches et des puissants. Elles ont également contribué à mettre en place une infrastructure à forte teneur en carbone au beau milieu de la crise climatique.

Les pays comme l’Afrique du Sud vont donc crouler sous les dettes pour payer des infrastructures coûteuses, polluantes et rongées par la corruption. Mais en plus, pour atteindre l’objectif de limiter l’augmentation des températures à 1,5°C dans le cadre de l’Accord de Paris sur le climat, ces pays devront abandonner prématurément cette infrastructure, ce qui les empêchera d’exploiter pleinement le potentiel économique de ces investissements.

Du charbonialisme vers un Green New Deal mondial 

L’exemple de l’Afrique du Sud n’est qu’un exemple, parmi tant d’autres, pour montrer que le fardeau des dettes qui pèse lourdement sur les pays du Sud doit être considéré comme illégitime du point de vue de la justice climatique. Au lieu de financer des programmes sociaux en faveur des populations, ces dettes financent des projets pernicieux, affaiblissent les processus et les lois démocratiques, aggravent la pauvreté et les inégalités et violent les droits humains.

Au-delà de l’Afrique du Sud, les pays du Sud plongent souvent dans la spirale de l’endettement envers les bras financiers des pays du Nord pour financer l’industrie houillère. Ces dettes ont pris la forme de prêts, de financement et de garanties, souvent contractées sans l’accord des populations touchées ou sans même les avoir consultées.

Alors que la pandémie de la COVID-19 plonge l’économie planétaire dans la récession, la dette relative à ces projets empêche les pays du Sud d’investir dans une juste relance. Elle les empêche d’investir dans les visions locales d’un Green New Deal capables de transformer leurs économies sur le principe de la justice sociale, environnementale et économique.

Pour assurer une relance mondiale vraiment juste, nous devons répudier ces dettes et renoncer aux nouvelles aides financières en faveur des combustibles fossiles. Nous devons au contraire financer un Green New Deal mondial reposant sur l’idée que la dette écologique est due au pays du Sud et non sur l’idée qu’ils doivent payer leur dette illégitime aux charbonialistes. Si nous pouvons le faire, il est à espérer que nous fermerons ce sombre chapitre sur les combustibles fossiles qui appartiennent à l’arsenal du néocolonialisme.

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