Comment vivre, comment penser, comme s’aimer, comment s’opposer, comment construire, comment détruire, comment rêver, comme tester, comment tâtonner, comment faire société, bref : comment être humain dans l’anthropocène ? C’est ce qui se joue sur la Zone à défendre de Notre-Dame-des-Landes. Une expérience qui mérite bien mieux qu’une consultation biaisée. Une expérience à défendre.
Quels critères permettent de dire qu’une décision a été prise d’une manière satisfaisante ? Et qu’est-ce qu’une “bonne” décision ?
Le devenir de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes offre un éclairage extrêmement intéressant à ces questions. En apparence, la consultation de ce dimanche clôt le débat : le “oui” (au transfert de l’actuel aéroport de Nantes vers Notre-Dame-des-Landes) l’a emporté largement (plus de 55% de voix, avec une participation importante).
Les électeurs et électrices de Loire Atlantique ont été consulté.e.s et se sont prononcé.e.s majoritairement pour la construction d’un nouvel aéroport. La décision apparaît comme difficilement contestable, et la consultation viendrait clore de manière irrévocable plus de 40 ans d’opposition à ce projet de nouvel aéroport. Les opposant.e.s à l’aéroport n’auraient désormais d’autre choix que de respecter le résultat de cette consultation – ce que François de Rugy, par exemple, a reconnu – sans quoi ils et elles feraient peu de cas de la démocratie (en l’occurrence d’une forme de démocratie se présentant comme directe qui plus est).
De nombreux angles mort viennent pourtant fortement nuancer ce constat, jusqu’à le remettre sérieusement en cause.
1/ Le périmètre de la consultation était contestable
Le principe de la consultation, dont l’idée a été soufflée à François Hollande par François de Rugy, Ronan Dantec et Nicolas Hulot, est calquée sur la manière dont la ville de Stuttgart a tenté de résoudre l’opposition au projet d’aménagement d’une nouvelle gare en centre ville. Face à des positions irréconciliables sur un projet d’infrastructure, il apparaît en effet sage de donner directement la parole aux personnes concernées par la dite infrastructure.
Dans le cas d’une gare devant être construire dans une zone déjà fortement urbanisée, le périmètre de la consultation est relativement aisé à définir, et il n’est en rien aberrant de limiter la consultation à une ère géographique restreinte.
On peut toutefois légitimement contester le fait qu’une telle consultation ne soit ouverte qu’aux seul.e.s habitant.e.s reconnu.e.s comme citoyen.ne.s – le droit de vote lié à la citoyenneté de résidence apparaît comme une nécessaire évidence…
Dans le cas d’un projet d’aéroport, qui doit être construit dans une zone rurale, la question est bien plus complexe. L’impact du transport aérien est en effet largement déterritorialisé. La question des nuisances sonores a bien entendu été au cœur des débats – mais celle des émissions de gaz à effet de serre est restée très largement périphérique. Le transport aérien civil est pourtant responsable de 2 à 3% des émissions de CO2 – il échappe pourtant à toute réglementation internationale. Il est même sorti des négociations climatiques au cour de la COP21.
Il apparaît de ce point de vue aberrant d’avoir réduit le périmètre de la consultation à la seule Loire Atlantique. On se souvient qu’après le sommet climat de Copenhague, en 2009, la Micronésie avait revendiqué un droit de regard sur la construction d’une nouvelle centrale à charbon en République Tchèque, considérant que les habitant.e.s de Micronésie subiraient les conséquences directes de cette décision.
Sans aller jusqu’à prétendre que le périmètre de la consultation aurait dû être mondial, il aurait été légitime de consulter l’ensemble des personnes vivant sur le territoire français – y compris celles et ceux qui vivent dans des territoires qui sont directement affectées par le réchauffement climatique, en métropole comme, par exemple, dans l’Océan pacifique (en Nouvelle-Calédonie ou en Polynésie française).
En choisissant un périmètre restreint au maximum, François Hollande envoie ainsi le pire des signaux possibles. Six mois après la COP21, il entérine ainsi une inversion du principe de subsidiarité : 268 000 personnes peuvent remettre en cause les grands principes de l’accord de Paris, adopté par la communauté internationale en décembre dernier.
Le recours à une consultation tronquée apparaît ainsi comme doublement problématique. Il s’agit d’un simulacre de démocratie, qui exclut les personnes directement concernées de la prise de décision. En outre, cette opposition, construite par le choix fait de restreindre le périmètre, entre une consultation très locale et des accords internationaux ne peut que renforcer le ressentiment vis-à-vis des arènes transnationales. Le problème se posera avec toute son acuité le jour où l’Union européenne statuera sur les recours actuellement instruits. Le projet ne respecte en effet par le droit à l’environnement de l’UE. Mais ne proposant une consultation avant que ces recours n’aient été instruits, le gouvernement construit une situation dans laquelle l’UE apparaîtra une fois de plus comme allant à l’encontre de l’expression populaire.
De ce point de vue, cette consultation est une opportunité manquée, de penser les manières adéquates de l’exercice de la démocratie à l’ère du réchauffement climatique et de l’anthropocène. Or l’emprise, désormais indéniable, de l’être humain sur l’ensemble de la planète implique de repenser la manière dont nous prenons des décisions – en particulier dont intégrer le long terme (voire le très long terme) dans les délibérations, comme de la manière dont nous pouvons associer les êtres vivants non-doués de paroles à ces décisions. Le recours a une consultation organisée comme un referendum ne permet pas de prendre en charge ces questions, bien au contraire. Elle laisse de côté la question des alternatives (le choix ne se limite pas à deux options basiques – laisser l’aéroport actuel en l’état ou construire un nouvel aéroport ailleurs) et ne pose nullement le problème des ordres de grandeurs : le principe selon lequel un.e életrice.eur équivaudrait à une voix est certes cardinal dans la démocratie représentative. L’est-il au même niveau dans la démocratie directe ? Rien n’est moins sûr. La prise de décision par consensus (telle que pratiquée, par exemple, à Nuit Debout ou par les Indignés) accorde plus d’importance à celles et ceux qui expriment un refus qu’à celles et ceux qui manifestent leur accord avec une décision : faire consensus (construire une communauté politique) implique en effet de permettre à celles et ceux qui sont en désaccord d’être écouté.e.s et pris.e.s en compte. Ce détour, qui peut sembler contre-intuitif (voire contre-démocratique) pourrait bien être plus important encore dans le cas de décisions qui devraient associer les générations futures (et les êtres vivants non-doués de parole).
2/ Au-delà du périmètre, la constitution du “corps” électoral pose problème.
Comme dit plus haut, le premier problème est de restreindre une telle consultation aux seules personnes reconnues comme citoyennes, alors qu’une consultation de ce genre se prêterait parfaitement à enfin reconnaître la pertinence de la citoyenneté de résidence.
La “sixième extinction” actuellement en cours appelle par ailleurs de revoir complètement la hiérarchie des causes et des conséquences et de trouver des manières de prendre en compte l’intégrité des êtres vivants non-doués de parole. Les opposant.e.s au projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes ont d’ailleurs tenté d’apporter des réponses à ce défi, en recensant l’ensemble des espèces menacées par le projet et en mettant en avant le déséquilibre total du rapport de force entre béton et tritons.
De ce point de vue, le projet d’aéroport et la consultation qui vient de se tenir apparaissent clairement comme issus du passé : la nature y apparaît comme un espace neutre, que des élus peuvent décider d’aménager à leur guise et qu’il est possible de reconstituer quelques kilomètres plus loin, par le truchement de la compensation biodiversité. On ne doute pas que bientôt, une nouvelle génération d’économistes parviendra à trouver une formule permettant de trouver une équivalence entre des tritons et des lézards, des grues et des corbeaux. On pourra alors construire un aéroport à Notre Dame des Landes et le compenser en construisant de toute pièce une réserve “naturelle” à l’autre bout du globe.
Agir dans l’anthropocène implique pourtant de trouver de nouvelles articulations entre le local et le global. La voie est sans doute étroite, mais commence par relocaliser la question du réchauffement climatique – c’est-à-dire penser les causes, les conséquences et les alternatives au réchauffement global à partir de territoires concrets.
La consultation qui vient de se tenir procède à l’exact inverse, en reléguant la question climatique à l’extérieur de la Loire-Atlantique.
3/ Le résultat de la consultation est bien trop équivoque pour que la construction de l’aéroport puisse se faire sereinement.
De prime abord, le résultat est sans appel : le oui l’emporte largement, et la participation était suffisamment élevée pour que le résultat apparaisse comme légitime.
Reste que la “minorité” des opposant.e.s à l’aéroport est conséquente : 268 000 personnes ont voté en faveur de la construction de l’aéroport de Notre Dame des Landes, 218 000 personnes ont voté contre. Il n’y a aucun raz de marée. Or les compromis sont asymétriques. Il est possible de trouver des aménagements permettant de tenir compte des préoccupations des 268 000 personnes favorables au transfert de l’aéroport actuel, alors qu’il est impossible de trouver un compromis satisfaisant les opposant.e.s. Pourtant, l’aménagement du territoire ne peut se faire en opposant.e.s aussi massivement les un.e.s aux autres. Lors d’une élection (législative ou présidentielle) le fait majoritaire est largement critiquable (du moins pour celles et ceux qui demandent l’introduction de la proportienelle). Mais le fait majoritaire n’est pas inéluctable : la personne n’est élue que pour contribuer à prendre des décisions. Dans le cas de la consultation sur le projet d’aéroport, le fait majoritaire est censé s’imposer, dans toute son inéluctabilité : si le oui l’a emporté, l’aéroport doit se faire – il n’est pas possible de construire un aéroport démontable, et la proposition de Ségolène Royal d’en réduire l’emprise ne résout rien au fond du problème. La capacité collective à remettre en cause des décisions est pourtant un élément clef de la démocratie directe – sans doute plus important que le fait majoritaire.
L’opposition à l’aéroport de Notre Dame des Landes est, sans surprise, massive dans les communes directement concernées par ce projet. Mais elle est forte, également, dans les communes qui bénéficieraient pourtant en apparence du transfert de l’aéroport : à Rezé, situé en bout de piste de l’aéroport actuel, le “non” l’emporte à 53,37%. À Bougenais, le oui ne l’emporte que d’un fil (50,65%).
En dehors de Saint-Aignan-Grandlieu, les communes où le “oui” l’emporte le plus nettement sont les plus éloignées de l’aéroport actuel comme de Notre-Dame-des-Landes.
Le territoire concerné par la consultation apparaît donc comme plus divisé après le vote qu’il ne l’était auparavant. Au risque de me répéter, il s’agit ici d’une décision en matière d’aménagement du territoire : ajouter une nouvelle infrastructure n’offre aucune possibilité de compromis ou de voie médiane. Le “fait majoritaire” pose donc ici un réel problème, et la consultation coupe la Loire-Atlantique en deux.
4/ Construire un nouvel aéroport a des conséquences irréversibles.
Si nous voulons tenir l’objectif de l’accord de Paris (maintenir le réchauffement le plus en dessous possible des 2°C), nous n’avons que deux options, dont le point de départ est le même : laisser les combustibles fossiles dans le sol (jusqu’à preuve du contraire, en dehors de Solar Impulse, les avions consomment énormément de kérosène). À partir de là, nous pouvons choisir de nous en remettre à des solutions technologiques hasardeuses, coûteuses et qui ne sont pas encore au point, telles que la géoingénierie et la captation du carbone. Si nous refusons de nous en remettre à ces solutions (qui seront disponibles trop tardivement), la seule voie vers un futur préservé du chaos climatique est de développer une politique ambitieuse de préservation des sols, pour que le cycle du carbone puisse fonctionner. Bétonner une zone humide est, à cet égard, un triple non sens : ce sont autant de terres qui seront artificialisées, empêchant les sols de capturer naturellement le carbone ; la production agricole devra être délocalisée, alors que nous avons besoin de développer une agriculture de proximité ; la destruction d’une zone humide rendra les sols plus perméables encore, renforçant les risques d’inondations en cas de fortes pluies.
Il ne s’agit bien évidemment pas de nier les problèmes que pose l’aéroport actuel, en termes de sécurité comme de nuisances sonores. Nous devons en revanche admettre que la démocratie implique de parvenir à trouver des manières de hiérarchiser les problèmes – ou, du moins, de s’accorder sur des ordres de grandeurs. Sans cela, le risque est que le climat reste le grand oublié de toutes les décisions ayant trait à l’aménagement du territoire, aux politiques industrielles, etc. tout en occupant une place de plus en plus importante dans les dicsours.
5/ Vive le conflit !
Comment concilier des éléments aussi contradictoires : écouter les préoccupations de l’ensemble des habitant.e.s directement affectées par la décision de construire un nouvel aéroport ; tenir compte du long voire du très long terme ; faire toute leur place aux êtres vivants non-doués de parole ; concilier l’aspiration légitime à la mobilité avec l’indispensable sobriété ; préserver les sols et les zones humides comme les oreilles des riverain.e.s de l’aéroport actuel ; défendre les tritons contre le béton sans pour autant laisser de côté celles et ceux dont la vie est indiscutablement affectée par l’aéroport actuel ; mais aussi : comment résister face aux pressions des lobbies pro-béton ? comment parvenir à articuler des aspirations à plus de démocratie sans se laisser berner par une consultation baclée et tronquée ? comment défendre des espaces d’expérimentation et de préfiguration d’un monde libéré de l’emprise des combustibles fossiles quand la principale caractéristique de ces espaces est leur fragilité ? comment reconnaître le droit à des occupants sans titre légal de la ZAD à contribuer aux décisions qui les concernent tout autant que les propriétaires d’une maison sur les rives du lac de Grandlieu ?
Comment vivre, comment penser, comme s’aimer, comment s’opposer, comment construire, comment détruire, comment rêver, comme tester, comment tâtonner, comment faire société, bref : comment être humain dans l’anthropocène ?
C’est ce qui se joue sur la Zone à défendre de Notre-Dame-des-Landes. Une expérience qui mérite bien mieux qu’une consultation biaisée. Une expérience à défendre. La seule approche possible aujourd’hui est donc de poursuivre l’opposition à la construction de l’aéroport et de maintenir l’occupation de la ZAD.
Ce choix délibéré du conflit n’est pas anti-démocratique, bien au contraire. Désobéir apparaît ici comme la seule manière de tenir compte de l’ensemble des tenants et des aboutissants du projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, de défendre les tritons contre le béton, de mettre la question climatique au cœur de la manière dont nous faisons société, d’assumer la responsabilité de nos actions et de nos décisions d’aménagement du territoire sur le long, voire le très long terme.
La détermination des occupant.e.s de la ZAD et des opposant.e.s historiques au projet d’aéroport est, de ce point de vue, une excellente nouvelle. Le conflit apparaît en effet comme une manière bien plus complète qu’une consultation tronquée de faire vivre la démocratie directe.
Désobéir n’est pas incompatible avec la démocratie. La désobéissance est souvent l’exact contraire : une tentative de faire tenir des préoccupations en apparence contradictoires et de faire entendre des voix discordantes lorsque les formes institutionnalisées de la démocratie font la preuve de leurs limites. Ce qui se joue désormais sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes est un enjeu démocratique majeur.